Les déchets électroniques : un défi majeur pour le secteur du numérique
Les déchets d'équipement électrique et électronique (DEEE/D3E) sont considérés comme l'une des catégories de déchets dont la croissance est la plus rapide, et avec de forts impacts en termes de pollution. Selon un rapport de l’Unitar (United Nations Institute for Training and Research), la masse de déchets électroniques (e-waste) produite dans le monde devrait atteindre 74,7 millions de tonnes métriques en 2030, contre 53,6 millions estimés en 2019, représentant une hausse de +39,4% sur la période (soit une croissance moyenne d’environ +3,1% par an) [1]. Or, seuls 20% des déchets électroniques seraient recyclés [2] et 70% de l’ensemble des déchets toxiques seraient des déchets électroniques [3].
De multiples incidences environnementales
Les DEEE incluent tous les équipements qui dépendent de courants électriques ou de champs électromagnétiques pour fonctionner correctement et qui arrivent en fin de vie ou d'utilisation. Ils couvrent une large gamme d'appareils électroniques allant des équipements électroménagers aux dispositifs médicaux en passant par l’électronique grand public, jusqu’aux équipements informatiques et réseaux. Ils peuvent être classés en deux catégories de déchets :
- Non dangereux, c’est-à-dire qui ne constituent pas une menace directe pour la santé humaine ou l'environnement, mais qui peuvent cependant représenter des risques s’ils ne sont pas collectés et retraités correctement.
- Dangereux, car ils contiennent notamment des matériaux toxiques tels que du mercure, du plomb, du cadmium, de l’arsenic, etc.
Les DEEE peuvent également contenir des métaux précieux tels que l'or, le cuivre et le nickel et des matériaux rares de valeur stratégique tels que l'indium et le palladium. Ces métaux précieux et lourds peuvent être récupérés, recyclés et utilisés comme source précieuse de matières premières. A titre d’exemple, la société française WeeeCycling s’est spécialisée dans le recyclage de tels métaux stratégiques sans utiliser de minerai d’extraction [4].
Bien que l'électronique constitue un élément indispensable de la vie quotidienne, ses déchets ont des effets dangereux sur l'environnement et la santé. De multiples études soulignent la menace potentielle des DEEE pour les êtres humains. La gestion informelle des déchets expose les travailleurs, notamment dans les pays en voie du développement ou émergents, à un certain nombre de substances toxiques, dès en amont de l’usage, lors des processus de fabrication. Des procédés tels que le démontage de composants et l'incinération sont utilisés et entraînent une exposition directe à des produits chimiques nocifs. Les équipements de sécurité tels que les gants et les masques sont souvent omis. Par exemple, une exposition aiguë au cadmium, présent dans les semi-conducteurs et les résistances des puces, endommage les reins et le foie et peut entraîner une perte osseuse.
L’impact sur l’environnement des déchets générés par les équipements électroniques doit s’apprécier tout au long de leur cycle de vie, de l’amont (fabrication) à l’aval, de leur recyclage jusqu'à leur fin de vie. Les DEEE figurent au Scope 3 du référentiel du GHG Protocol pour le calcul des émissions de GES (Gaz à Effet de Serre). Les produits chimiques toxiques des déchets sans valeur économique déversés dans les sols peuvent affecter gravement la qualité des eaux locales et des aquifères souterrains, rendant l'eau impropre à la consommation ou encore pour un usage agricole. Lors des processus de recyclage, les actions de brûlage pour récupérer certains métaux provoquent des pollutions atmosphériques. Les sols deviennent toxiques lorsque des substances telles que le plomb, le mercure, le cadmium, l'arsenic et les polychlorobiphényles (PCB) sont déposées dans les décharges.
Étant donné les impacts néfastes des DEEE, plusieurs mesures réglementaires ont déjà été adoptées ou sont en cours d’être adoptées ou révisées au sein de l’Union Européenne (UE) et en France :
- Orientation générale sur une proposition de règlement sur les batteries et les déchets associés : cette proposition de mars 2022 vise à renforcer la législation européenne sur ce sujet, et notamment à limiter l'empreinte carbone des batteries, à augmenter leur taux de recyclage et la simplification dans leur retrait et leur remplacement.
- Directive européenne relative aux DEEE : révisée en mai 2018, elle oblige les fabricants et les importateurs d'équipements électroniques et électriques de prendre en charge les coûts de ramassage et de traitement des déchets de ces équipements.
- Directive européenne RoHS (Restriction of hazardous substances in electrical and electronic equipment) : adoptée en juillet 2006 par l'Union Européenne, révisée en juin 2011, cette directive limite l’utilisation des substances chimiques dangereuses trouvées dans les produits électroniques et électriques.
- Loi française relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire (AGEC) : votée en février 2020, cette loi instaure un indice de réparabilité des produits électriques et électroniques.
Au niveau organisationnel, l'UE aborde la gestion des déchets selon une approche pyramidale. Celle-ci liste les actions à conduire afin d'éradiquer les déchets, quels qu’ils soient, et classe les méthodes adoptées selon leur niveau de mise en application et de préférence : réduction et réutilisation, compostage (cf. déchets organiques), recyclage, incinération, et mise en décharge.
Des lacunes chez les entreprises du numérique
De la fabrication aux usages de matériels électroniques, informatiques et télécoms, les entreprises du secteur du numérique contribuent massivement à la production de déchets électroniques. AdVaes a analysé une quinzaine d’entreprises du secteur en se basant sur les communications qu’elles délivrent dans leurs documents officiels, notamment leur rapport ESG ou équivalent. Il est important de noter que la grande majorité des entreprises du secteur du numérique ne communiquent pas sur ce sujet, ou du moins ne délivrent que des éléments qualitatifs sans donnée objectivée ou ne présentent que des engagements de réduction à plus ou moins long terme à travers la mise en place de bonnes pratiques.
Ces entreprises analysées par AdVaes communiquent sur leur masse de déchets produits dans l’année (i.e. tous types de déchets confondus : déchets de bureau, électroniques, organiques, papier, etc.). Il est souvent difficile de déterminer ce qui est exactement inclus dans ces données. Les périmètres peuvent couvrir tout ou partie de l’ensemble des déchets générés. La figure suivante délivre les données publiées par ces entreprises : certaines ne communiquent que sur la masse globale de leurs déchets (dangereux et non dangereux), d’autres distinguent également ceux non dangereux (cf. Microsoft et Broadcom) ou encore ne communiquent que sur la masse de ces déchets non dangereux (IBM et Dell par exemple).
La particularité du secteur du numérique est que certaines entreprises donnent en complément la masse de déchets électroniques générés (e-waste). Parmi celles analysées, c’est le cas notamment de : Accenture, Atos, CGI, Oracle, SAP et Sopra Steria. Parmi les entreprises suivies dans son service d’information et de veille en ligne sur les indicateurs ESG des prestataires du numérique et de l'écosystème du cloud, AdVaes note que seules 29% d’entre elles communiquent des données sur la masse annuelle de leurs déchets électroniques produits (e-waste). C’est plus particulièrement le cas des entreprises de services du numérique (ESN) qui affichent des ratios de déchets électroniques par employé par an allant de 0,51 kg pour Accenture à 1,45 kg pour CGI. Atos et Sopra Steria sont dans la moyenne, avec respectivement un ratio de 1,34 et 1,32 kg par collaborateur par an (pour l’exercice fiscal 2021)
AdVaes constate que les données communiquées néanmoins à ce sujet diffèrent fortement d’une entreprise à une autre. Alors que certaines entreprises ne donnent que des données globales, d’autres donnent plus de détails : déchets dangereux, non dangereux, recyclés, réutilisés, compostés, incinérés, mis en décharge ou détournés de la mise en décharge. Les catégories pour lesquelles les entreprises ont fourni le plus d’informations sont celles des déchets mis en décharge et ceux détournés de la mise en décharge (67% des entreprises analysées).
Au-delà du manque de données communiquées - les entreprises analysées figurent parmi celles les plus transparentes aujourd’hui sur le sujet, l’analyse effectuée par AdVaes révèle également le manque d’un référentiel commun pour comparer ces données entre elles et sur de mêmes périmètres.
Les leviers à activer pour passer à l’action
Les entreprises du secteur du numérique sont les premières concernées par le sujet des DEEE et elles peuvent agir directement à plusieurs niveaux en activant les bons leviers. Dans une keynote d’un événement organisé par CHG Meridian en octobre 2022 sous le titre “L'économie circulaire au cœur des projets de RSE : quels leviers ? quelles actions ?”, Emmanuelle Olivié-Paul, Présidente d’AdVaes, a présenté 3 principaux axes pour un numérique plus durable et qui génère moins de déchets :
- Premièrement, faire une analyse du cycle de vie (ACV) en s’appuyant sur des méthodes éprouvées qui permettent d'évaluer de manière exhaustive l'impact environnemental des solutions, du processus d'extraction des matières premières, de fabrication des équipements utilisés jusqu’aux déchets qui en résultent. L’ACV permet de mieux maîtriser les impacts environnementaux de toute la chaîne sollicitée.
- Deuxièmement, éco-concevoir les solutions et les services numériques associés en appliquant les résultats obtenus de l’ACV afin de réduire leur impact et mieux respecter l’environnement, sans omettre de s’engager dans une démarche d’achats plus responsables.
- Troisièmement, favoriser l’économie circulaire qui se fonde sur trois principes : éliminer les déchets et les pollutions, faire circuler les produits et les matériaux (à leur valeur maximale) et régénérer la nature. Il s’agit de prolonger le plus possible la durée de vie des solutions et d’accompagner leur fin de vie en s’inscrivant dans une démarche globale pérenne de réutilisation de services, de traitement de déchets post-usage (cf. récupération de la valeur fonctionnelle et matérielle des déchets électroniques), de recyclage, de reconditionnement et de destruction qu’en dernier recours.
Les actions menées par les entreprises analysées par AdVaes diffèrent selon leurs activités. Microsoft, par exemple, opèrent des centres circulaires (“Circular Centers”) à l'intérieur de leurs grands campus de centres de données pour intercepter et traiter tous les actifs mis hors service. Ils comprennent un système intelligent de disposition et de routage qui détermine l'itinéraire optimal pour chaque composant, en créant un plan pour chaque pièce, en prolongeant les cycles de vie utiles bien au-delà du centre de données et en engageant les fournisseurs en amont et en aval. Les centres circulaires contribuent également de manière significative à un programme de pièces détachées, en utilisant des composants récupérés à partir d'actifs déclassés pour réparer les matériels qui le peuvent. Microsoft a pour ambition de réutiliser ainsi 90% du matériel de ses centres de données d'ici 2025, contribuant ainsi de manière significative à leur objectif de zéro déchet dans les centres de données et de réduction des émissions de GES de plus de 50% d'ici 2030.
Cette approche de recyclage et de réutilisation des composants, de prolongements de vie des équipements au sein des centres de données, est de plus en plus privilégiée par les acteurs de l’écosystème du cloud qu’il s’agisse d’AWS, Google Cloud, IBM, Oracle, OVHcloud ou encore Scaleway en France.
D’autres entreprises s’associent à des fournisseurs de services tiers pour mettre hors service et recycler les déchets électroniques. C’est le cas de Broadcom qui grâce à cette association a pu recycler la quasi-totalité de ses DEEE aux Etats-Unis en 2021. Cisco et HPE sont également engagés dans des actions d’économie circulaire et un enrôlement incitatif de leurs fournisseurs.
L’innovation pour produire des équipements plus écologiques est la piste suivie par des entreprises telles que Dell qui a développé le concept Luna, prototype destiné à inspirer la conception de futurs ordinateurs portables durables. L’idée est de rendre les composants plus facilement accessibles, remplaçables et réutilisables, un peu dans l’esprit d’un Fairphone. Si toutes les idées du concept Luna étaient réalisées, une réduction estimée à 50% de l'empreinte carbone globale du produit par rapport à un ordinateur portable Dell similaire serait possible.
La description des initiatives ne manque pas. Les exemples donnés ci-dessus ne sont bien sûr pas exhaustifs. En revanche, les données permettant d’évaluer les engagements des entreprises du numérique sur ce sujet ainsi que les progrès réalisés dans le temps avec leurs effets manquent aujourd’hui à l’appel.
[1] Global Transboundary E-waste Flows Monitor 2022, Unitar (United Nations Institute for Training and Research) - Juin 2022
[2] Time to seize opportunity, tackle challenge of e-waste, United Nations - Janvier 2019
[3] Facts and Figures about Materials, Waste and Recycling, EPA (United States Environmental Protection Agency)
[4] En Normandie, une usine pionnière dans le recyclage des métaux stratégiques, Les Echos - Février 2023
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